mercredi 16 novembre 2022

Mondial de foot au Qatar : les médias français ont joué le jeu

Les Bleus n’ont pas ramené la Coupe du monde et les appels au boycott n’ont pas vraiment été suivis !

Si les soupçons de corruption ont égratigné l’image du Qatar, sa stratégie de développement de son influence sort renforcée.


La presse française n’a pas été avare de superlatifs pour commenter ce match historique où l’Argentine attendait sa victoire depuis 36 ans.

Entre un Kylian Mbappé héroïque et un Messi arrivé au sommet de sa légende et de l’Everest, tous les titres ont vanté les mérites du vainqueur comme du vaincu. 


Avec la défaite française, une immense frustration s’étale aussi en première page des journaux. "Aux larmes" à La Voix des Sports, "Un rêve brisé" pour L'Est-éclair, "Si près, si loin de leur troisième étoile" du côté de Ouest-France

(ci-contre les Unes du lendemain de la défaite des Bleus (photo Adrian Denis/AFP)


Oubliées les histoires de boycott !

Cette finale a été vue par 24 millions de téléspectateurs sur TF1

Un record d'audience !

En arrière plan, le feuilleton du  Qatargate continue avec le maintien en détention d’Eva Kaili, l’ancienne vice-présidente grecque du Parlement européen, et de quatre autres personnes, renforçant les graves accusations de corruption à l’endroit de l’émirat sur les conditions d’attribution de la compétition en 2010.

La fête du football n’aura pas suffit à dissiper le parfum sulfureux d’un lobbying engagé depuis plus de dix ans par le premier exportateur mondial de gaz liquéfié. Il voulait profiter de l'évènement pour redorer un blason terni par son laxisme sur le financement du terrorisme et son soutien historique aux Frères musulmans. 

Son objectif est complètement raté côté communication du fait de la multitude de polémiques autour de la climatisation des stades, la violation des droits de l’homme, les ouvriers étrangers morts sur les chantiers, la condition féminine et la criminalisation de l’homosexualité.


Ces considérations environnementales et sociétales ont réussi à masquer sa fine stratégie pour développer une influence politique et financière : sur fond d’alternative au gaz russe, le Qatar est devenu en septembre dernier un partenaire économique clé pour la France : un méga contrat de 1,5 milliard de dollars signé avec TotalEnergies lui permet de développer le plus grand champ de gaz naturel au monde, indispensable aux besoins énergétiques de toute l’Europe. 

Une aubaine pour l’émirat qui souhaite augmenter sa production de plus de 60 % d’ici 2027.

Un enjeu qui l’emporte largement sur le reste…

Le devoir d’informer a aussi primé sur toutes les contestations du Mondial. 

Tous les médias français (presse écrite et radios-télés) ont parfaitement joué le jeu pour suivre une Coupe aux retombées publicitaires avec des audiences records à la clé. Emmanuel Macron s’est évidemment rendu à Doha pour soutenir les Bleus jusque dans les vestiaires ou sur la pelouse pour consoler Mbappé ! 


Finalement, très peu de voix "contre" ont été entendues hormis l’ancien international Eric Cantona et l’acteur Vincent Lindon


Seul le Quotidien de la Réunion - journal local diffusé à moins de 13.000 exemplaires - aura observé un boycott complet de la compétition, ne traitant que les aspects sociétaux et non sportifs. Le 13 septembre, sur toute la largeur de sa « Une » il titrait : Sans nous (capture d'écran ci-contre)


En amont du rendez-vous planétaire, la presse généraliste et sportive a fait le job : L’Équipe, France Football, Mediapart ont publié des enquêtes approfondies. Mais pas question de boycott !

Dans L’Équipe, Jérôme Cazadieu, directeur de la rédaction, affirmait la position de la Bible sportive dans son éditorial du 23 septembre  :


« La mission d'un média est de se rendre sur tous les terrains afin de témoigner de la réalité. Ce que nous ferons au Qatar.

C'est un (vieux) débat qui agite les médias, cristallise les critiques des défenseurs des droits de l'homme et crispe les politiques de tous bords, avec parfois des relents populistes. 

Faut-il boycotter une compétition internationale lorsqu'elle est organisée par un pays qui ne respecte pas les règles démocratiques ? (…) 

Comme pour les derniers Jeux à Pékin, L'Équipe ne boycottera pas ce Mondial qatari. Trente journalistes vont couvrir la compétition pour tous nos supports, sans détourner le regard des sujets qui pourraient fâcher le comité d'organisation et la FIFA, la Fédération internationale (…) 

Informer ne peut pas se faire avec des gants blancs ou en restant bien assis derrière un bureau. Il en va de notre mission fondamentale, celle d'informer nos lecteurs. »


À Libération, les journalistes « pro-boycott » s’étaient retrouvés minoritaires. Au Parisien, cinq journalistes sportifs sont partis avec une reporter généraliste. Radio France a mobilisé autant de reporters que de commentateurs sportifs.


Une « com » ratée


Le Qatar n’est pas resté de marbre face aux critiques : après les déclarations de la ministre allemande des sports, l’ambassadeur d’Allemagne a été convoqué et l’émir Hamad Al-Thani assurait le 21 septembre que tous les supporters seraient accueillis « sans discrimination ». Un message destiné à rassurer les visiteurs LGBT+. 

Mais le 8 novembre, Khalid Salman Al-Muhannadi, ancien international de foot, chargé de la promotion de la compétition, semait le trouble lors d’une interview sur la chaîne allemande ZDF rappelant : « Ils doivent accepter nos règles ici. Etre gay est haram (interdit) dans l’Islam », qualifiant l’homosexualité de déviance mentale. Un peu plus tard, il déclarait que ses propos avaient été mal interprétés, son commentaire concernant l’alcool et non l’homosexualité.

Au Qatar, l’homosexualité reste illégale, la Constitution se fondant sur la loi islamique. Le Code pénal condamne les relations sexuelles entre personnes du même sexe à la peine de mort et jusqu’à sept ans de prison pour les non-musulmans.


Alex Scott arbore le brassard #onelove  


Si les capitaines des équipes d’Angleterre et d’Allemagne ont finalement renoncé à porter le brassard aux couleurs arc-en-ciel affirmant l’opposition aux discriminations sexuelles, d’autres n’ont pas  hésité à braver l’interdit :

 

Alex Scott, ancienne joueuse d’Arsenal et des Three Lions, devenue consultante pour la BBC, a arboré le brassard prohibé avant le coup d’envoi du match de l’Angleterre (photo ci-contre). Affirmant publiquement son homosexualité, elle a pris un risque énorme, salué sur les réseaux sociaux.

Le ministre britannique des sports, Stuart Andrew a porté le brassard pendant le match Angleterre - Pays de Galles. D’autres ministres ont fait de même : la ministre allemande de l’intérieur Nancy Faeser lors de la défaite de l’Allemagne face au Japon, et la ministre belge des Affaires étrangères lors de la victoire des Diables Rouges face au Canada.

Les joueurs de l’équipe d’Allemagne, juste avant leur entrée face au Japon ont posé pour la photo en couvrant leur bouche de la main droite, comme un bâillon. Une façon de protester contre les menaces de sanctions de la FIFA pour empêcher de porter le brassard #onelove. Pour la fédération allemande de foot, il ne s’agissait pas d’une posture politique car « les droits de l’Homme ne sont pas négociables ». 


Et la France ?

 

La ministre des Sports, Amélie Oudéa-Castera (photo AFP ci-contre) s’est souvenue de sa brève carrière de joueuse professionnelle de tennis avant de faire Sciences Po, l’Essec et l’ENA (avec E. Macron). Le 10 décembre, pour France-Angleterre, elle arborait un polo bleu aux manches arc-en-ciel. AOC, c’est son surnom, a fait passer le message sur la situation des droits humains dans l’émirat, tout en portant l’insigne « Amitié France-Qatar ».

Un engagement bien visible à la différence du capitaine des Bleus Hugo Lloris partisan d’une stricte neutralité. 

Le 15 novembre il annonçait qu’il n’arborerait pas le fameux brassard, préférant «  se plier aux règles du pays hôte ».

Les joueurs se sont néanmoins engagés à soutenir les ONG oeuvrant pour la protection des droits humains, au travers d’un fonds de dotation qui finance des actions à impact social. 


Les accusations du Sunday Times


Dans la tourmente du début de la compétition, le Qatar a aussi été confronté aux accusations de piratage visant des mails de français révélés par une enquête du Sunday Times. Le quotidien britannique affirmait que des hackers indiens auraient été commandités par le Qatar. 

Parmi les noms cités, Michel Platini, ancien président de l’Union des associations européennes de football (UEFA), une sénatrice, le journaliste de Mediapart Yann Philippin et la journaliste-réalisatrice Rokhaya Diallo, qui dès 2018 évoquait le sort d’ouvriers népalais, indiens et philippins, sans salaires depuis deux ans. La presse française a largement relayé sans enquêter à son tour, tandis que le Qatar contestait ce qu’il considère comme des « allégations sans fondement » et «fausses». 


Déjà en 2019, le Sunday Times révélait la possible signature d’un accord secret entre la FIFA et la chaîne de télévision qatarie Al-Jazeera (devenue BeIN Sports) trois semaines avant l'attribution du Mondial 2022. 

Le contrat, signé par Nasser Al-Khelaïfi (NAK) patron de BeIN Media Group et du Paris-Saint-Germain (PSG)* acheté 70 M€ en 2011, garantissait l’octroi à la chaîne des droits télévisés des Mondiaux 2018 et 2022 contre 300 millions de dollars (266 M€). 

Une clause spéciale garantissait un bonus de 100 millions de dollars en cas de victoire de l’émirat dans les urnes. 

Après trois années d’enquête préliminaire, le Parquet national financier (PNF) a ouvert une information judiciaire en 2020 pour « corruption active et passive, blanchiment et recel » concernant l’attribution controversée du Mondial 2022 au Qatar (14 voix contre 8 pour les Etats-Unis). 

Objectif : élucider les arcanes du contrat commercial considéré comme « standard »  par les avocats de BeIN Sports


Le 7 juin 2020, Mediapart écrivait : « les investigations commencent désormais à converger vers Nicolas Sarkozy », expliquant que l’ancien président de la République aurait « personnellement bénéficié dans ses affaires privées du soutien de l’Etat du Qatar » et « décroché des contrats avec deux grands patrons français [Sébastien Bazin, ex-dirigeant en Europe du fonds d’investissement Colony Capital et actuel PDG d’Accor, et Arnaud Lagardère], soupçonnés d’avoir profité de la mobilisation de la présidence française en faveur du Mondial à Doha ». 

Fin 2022, l’ancien président de la République n’a toujours pas été entendu par les deux juges d’instruction chargés de cette affaire tentaculaire...

                  

                                                                                                            Thierry Noël



Le Qatar actionnaire n°2 de Lagardère


Qatar Holding LLC, qui possède 11,52 % du capital de Lagardère SA a publiquement annoncé le 8 mai 2022 qu'il ne comptait pas apporter ses actions Lagardère à l’offre publique d’achat (OPA) lancée le 21 février par Vivendi, contrôlé par Vincent Bolloré, sur le groupe Lagardère.

Le fonds qatari n'a pas exclu de « procéder à des achats ou à des cessions d'actions Lagardère S.A. en fonction des opportunités de marché et/ou des exigences réglementaires applicables ».

Au sein de la SA Lagardère, Qatar Holding peut jouer un rôle clé car il détient 19 % des droits de vote, Vivendi 37,27 %, et Arnaud Lagardère 12,42 % (PDG pour six ans, il  reste actionnaire à hauteur de seulement 11 ,06 %). 

La Financière Agache - contrôlée par Bernard Arnault (PDG de LVMH, propriétaire du groupe Le Parisien-Les Echos) détient 9,97 %, et le fonds Amber Capital 0,25 %.

Au printemps 2020, Vivendi entre au capital de Lagardère, alors affaibli par la crise du Covid. Vivendi s’alliera à Amber Capital pour obtenir une transformation de la société au statut de commandite en société anonyme ordinaire (au 31 décembre 2021, Vivendi possède 45,13 % du capital).

Arnaud Lagardère proposa l’entrée de Nicolas Sarkozy au conseil de surveillance de l'entreprise afin d’améliorer sa position compte tenu des relations amicales entre l’ancien président et le Qatar.

En février 2020, N. Sarkozy et Guillaume Pepy (ancien PDG de la SNCF et président au Medef du comité France Qatar) sont entrés au "conseil stratégique" du conseil de surveillance en qualité de membres indépendants.


  • Le PSG est le joyau des investissements sportifs du Qatar en France. L’émir Hamad ben Khalifa Al-Thani devait racheter l’Olympique de Marseille mais sur les conseils de Nicolas Sarkozy, supporter du PSG, il jettera son dévolu sur le club parisien afin d’acquérir de la légitimité dans le monde du football en perspective du Mondial 2022.

L’Aspire Zone, connue sous le nom de Doha Sports City, un complexe sportif de 250 ha à Doha, a acheté en 2012 le club belge KAS Eupen, présidé par Tariq Abdulaziz Al Naama. Il accueillera en février 2024 les championnats du monde de natation, cinq mois et demi avant les JO de Paris…



Trois journalistes décédés


Le 21 novembre, Roger Pearce, 65 ans, est décédé peu avant le début du match du 1er tour du groupe B entre les États-Unis et le Pays de Galles. Sa disparition a d’abord été passée sous silence. Ce journaliste était aussi directeur technique

de la chaîne britannique ITV Sport

Le 9 décembre, en plein match entre l’Argentine et les Pays-Bas, l’américain Grant Wahl s’est effondré dans la tribune de presse, victime d’une rupture d’anévrisme de l’aorte. À 48 ans, le journaliste sportif  de CBS Sports, s’était dit « épuisé par la couverture du Mondial ». Le 21 novembre, il avait été arrêté par la sécurité qatarie alors qu’il portait un tee-shirt arc-en-ciel pour apporter son soutien aux droits LGBT.

Le 11 décembre, le photo journaliste qatari Khalid Al Misslam a lui aussi trouvé la mort, a confirmé la chaîne Al-Kass TV pour laquelle il travaillait.



BeIN Sports France :  plus de 4 millions d’abonnés 


Le réseau international issu de Al Jazeera Media Network, est présidé en France par Yousef Al-Obaidly.

Nasser al-Khelaïfi (NAK) PDG du groupe et président du PSG, ancien joueur de tennis, est ministre sans portefeuille du gouvernement qatari. Il est soupçonné d'avoir détruit des documents compromettants sur l'attribution de la Coupe du Monde au Qatar.

En 2012, il lance BeIN Sports en France peu avant le tournoi de l’Euro de football UEFA. Depuis, la première filiale européenne s'est développée dans une quarantaine de pays sur les 5 continents et dans 9 langues. 

Charles Biétry, directeur des sports de Canal + de 1984 à 1998, l’a pilotée jusqu’en 2014.


Dix ans après son lancement en France elle a dépassé les 4 millions d’abonnés  et un accord de distribution exclusive de longue durée a été conclu avec Canal +. Le réseau digital comptabilise 14 millions de fans et followers.

Les droits de diffusion représentent plus de 2,6 milliards de dollars de recettes en 2022 pour la FIFA, soit 56 % de ses revenus annuels.

Depuis 2015, BeIN Media Group diffuse aussi des films, du divertissement, des contenus d’informations et en 2016, NAK a supervisé l'acquisition du studio de cinéma Miramax à Hollywood.


TOUTE L'ACTU DES GROUPES DE PRESSE ET D'AUDIOVISUEL

Une bonne connaissance de l’actualité des médias  est indispensable pour celles et ceux qui veulent devenir journalistes.   Le contexte de p...