lundi 14 janvier 2019

Les dérapages des Gilets Jaunes contre les journalistes viennent de loin

Le mouvement des Gilets jaunes a révélé un déferlement de haine, de violences verbales et physiques, rarement atteint à l'encontre des médias. 

Cette photo de l'AFP a été reprise par plusieurs médias au lendemain des violences et menaces contre des journalistes

La profession a dû réaffirmer ses principes après les attaques régulières dont elle a été l'objet. 
Une tribune du 15 janvier 2019, signée par 34 sociétés et syndicats de journalistes, dénonçait les menaces, intimidations et violences physiques contre les reporters chargés de la couverture du mouvement des Gilets jaunes : 
La liste des atteintes à la liberté de la presse s'allonge inexorablement ", lit-on. " Empêcher les journalistes de faire leur travail, c'est empêcher les citoyens d'être informés, c'est tout simplement menacer la démocratie ".
Outre BFM, cible favorite, un reporter de LCI avait été roué de coup à Rouen le 12 janvier, des journalistes menacés à Toulon, Marseille, Montpellier, menacée de viol à Toulouse, Pau
Le 18 janvier, un confrère du Républicain Lorrain était agressé sur un rond-point à Saint-Avold.
S'ajoutent des blocages de parution, comme à Valenciennes, contre un dépôt de La Voix du Nord, les imprimeries de Ouest France et du groupe Centre France, de L'Yonne Républicaine à Auxerre

Lire aussi : La parution de journaux régionaux entravée (L'Express 12.01.2019)
Tentative de blocage des Dernières Nouvelles d'Alsace à Strasbourg (DNA 15.02.2019)
Agression au Dauphiné Libéré à Thonon-les-Bains (Dauphiné 15.02.2019)

Reporters sans frontières (RSF) avait déjà porté plainte et fermement condamné ces comportements, rappelant que les journalistes ne faisaient qu'exercer leur devoir d'informer. 

Podcast : Couvrir les mouvements sociaux en tant que photo-journaliste

AFP Making-of "La torche humaine" : récit du photographe syrien Zakaria Abdelkafi




Le SNJ, principal syndicat de journalistes, s'était aussi ému de l'attitude de Bernard Tapie, principal actionnaire du quotidien La Provence, qui a cédé à la pression des Gilets Jaunes, sans concertation avec la rédaction.

Ces faits récurrents intervenaient alors que le Baromètre annuel de la confiance politique du CEVIPOF-Opinionway confirme une tendance lourde dans l'opinion : seulement 23 % des sondés ont confiance dans les médias, lorsque 38 % n'ont pas confiance et 35 % pas du tout confiance... Déjà en 2010, l'indice de confiance n'était que de 24 %... 
Une tendance confirmée par le Baromètre médias Kantar pour La Croix69 % des sondés considèrent que les journalistes ne résistent pas aux pressions politiques, et 62 % aux pressions de l'argent. 23 % justifiant les critiques et l'agressivité envers les journalistes.

Ce rejet des médias est associé aux discours contre les élites et les partis de gouvernement. 
Les délires conspirationnistes, l'antisémitisme et les "fake news" s'ajoutent au climat de haine et aux insultes répétées de certains politiques comme Jean-Luc Mélanchon ("Il faut pourrir les journalistes"). (1)

Alain Juppé, commentant sa nomination au Conseil Constitutionnel, le 14 février 2019, dénonçait pour sa part "un climat général infecté par les mensonges et les haines que véhiculent les réseaux sociaux."




(CEVIPOF-Opinionway, janvier 2019)


Lire aussi : SONDAGE 53 % des Français pensent que la plupart des médias ont mal couvert le mouvement des Gilets jaunes (JDD 9.03.2019)

Le « Quatrième pouvoir » n'est plus ce qu'il était...

Jadis contre-pouvoir, la presse véhiculait des idées. Pour soutenir le capitaine Dreyfus, Emile Zola publie son « J’accuse » dans L’Aurore. Jean Jaurès, directeur de L’Humanité, est assassiné en 1914. 
En 1954, les tortures de l'armée en Algérie sont dénoncées dans L'Express.
En 1971, Le Nouvel Observateur publie le Manifeste des 343 salopes, qui eurent le courage de dire "Je me suis fait avorter", trois avant la loi Veil.
En 1973, Sartre, Clavel et quelques maoïstes lancent Libération... Il ne survit aujourd'hui que grâce au groupe Drahi, après qu'Edouard de Rothschild ait jeté l'éponge en 2014 avec une dette de 52 M€.
En 1974, le quotidien Combat cesse de paraître... 
Cette presse n'est plus qu'une nostalgie. Ses actuelles déclinaisons numériques restent marginales (les web TV Le Média, ou à l'opposé La France LibreFigaro Vox, et Causeur). (2)
Seul, l'hebdo de droite Valeurs Actuelles  - qui depuis 2015 appartient à l'homme d'affaires franco-libanais Iskandar Safaincarne encore sur le papier la constance de la critique du libéralisme. En 2018, les news magazines l'Ebdo et Vraiment n'ont pas survécu...

Une défiance qui vient de loin

La défiance envers les médias vient de loin...
Depuis longtemps, le "politiquement correct", la connivence des médias et des pouvoirs, ont donné du grain à moudre aux discours populistes.
Le rédacteur en chef de La Voix du Nord, Patrick Jankielewicz reste bien isolé dans la profession après avoir annoncé ne plus vouloir soumettre à la relecture des politiques leurs interviews.

A la Libération, les ordonnances de 1944, fonds baptismaux d’une presse renaissante, n’empêcheront pas les concentrations et l’avidité de groupes soucieux de profits immédiats (Prouvost, Hachette, Del Duca, Hersant). 
Suivront cinq décennies de restructurations, de disparitions de journaux. Ces dix dernières années restent marquées par une incapacité notoire à imaginer un modèle économique adapté à la transition numérique du XXIe siècle, permettant de redonner son indépendance à la presse et d'assurer son avenir. 
Le sous-développement s’est installé dans les rédactions. La précarité aussi...


Interview d'Alain Minc dans Le Point, janvier 2019
De nombreux journalistes sont devenus des producteurs stressés, polyvalents, dépendants de marchés publicitaires volatiles. 
Ironique, mais pas que, le livre du photo-reporter Olivier Goujon"Ces cons de journalistes", (éditions Max Millo) interpelle sur la précarisation massive du métier de journaliste.

Lire aussi : "Ces cons de journalistes" - 3 questions à Olivier Goujon

Salariés ou pigistes, les journalistes n'ont évidemment rien de commun avec les actionnaires des grands groupes pour lesquels ils travaillent. 
Alain Minc, dans son dernier ouvrage " Voyage au centre du système " (Grasset, 2019) explicite la confusion faite par nombre de Gilets jaunes (lire ci-contre).


Qui possède la presse écrite ? 


La concentration des principaux médias, entre les mains de quelques groupes industriels et financiers, n'est pas étrangère à la défiance vis-à-vis de l'indépendance des journalistes.
La presse nationale n'est plus qu'une niche fiscale, usant des subtilités de l'intégration des holdings, les bénéfices de certaines sociétés étant compensés par les pertes d'autres sociétés du même groupe... (3)
Aujourd'hui, les médias français appartiennent aux plus riches comme en atteste le classement annuel des milliardaires français du magazine américain Forbes :
N°1 (N° 4 mondial) Bernard Arnault (LVMH), Le Parisien, Les Echos (66,9 Md€).
N°3, François Pinault, groupe Artemis Le Point, L'Agefi, le stade Rennais (26,1 Md€).
N°4, Famille Dassault, groupe Le Figaro (21,1 Md€).
N°9, Patrick Drahi (Altice, SFR), Libération, L'Express, L'Expansion, i24news, BFM, RMC (6,8 Md€). 
N°12, Vincent Bolloré, Canal +, CNEWS, C8, CNews Matin (4,5 Md€).
N°18, Xavier Niel (Free), groupe Le Monde (3,6 Md€). 
49 % des actions du banquier Matthieu Pigasse ont été rachetées en octobre 2018 par le tchèque Daniel Kretinsky, également propriétaire de l'hebdo Marianne et des magazines de Lagardère. Sa fortune personnelle n'est que de 2,5 Md$. 
N°19, Martin et Olivier Bouygues, groupe TF1 (TF1, TMC TFX, LCI) (3,2 Md€).

Plusieurs pratiquent l'optimisation fiscale qui n'a rien d'illégal... Bernard Arnault, qui a retiré sa demande de nationalité belge en 2013, a placé des actifs à Malte, Jersey, le Luxembourg, les îles Vierges, Caïmans, Man. Les holdings de Patrick Drahi sont au Luxembourg et à Guernesey. 
Si le groupe Lagardère ne réalise plus que la moitié de son chiffre d'affaires dans la presse, il a pu se désendetter grâce aux banques BNP Paribas et Calyon, filiale du Crédit Agricole. Depuis avril 2017, son premier actionnaire (13,03 %) est le fonds souverain Qatar Investment Authority...

La mise en cause des médias intervient également alors que la presse française est en pleine mutation économique et numérique, et que de nombreux titres s'ouvrent aux capitaux étrangers. 
Outre l'arrivée en 2018 du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, le marché français de la presse magazine passait jusqu'alors par l'italien Mondadori (propriété de Sylvio Berlusconi via la Fininvest) avec Grazia, Closer, L'Auto Journal, Nous Deux, Biba, Télé Star, Télé Poche, Sciences&Vie, Le Chasseur Français, contrôlés par la filiale française Mondadori France.
Elle a été cédée début février 2019 au groupe français Reworld Media qui devient le nouveau n°1 de la presse magazine française

Fondé en 2012, ce groupe possédait déjà Télé MagazineVie Pratique (rachetés à Springer), Marie France, Union,  Be, Maison & Travaux, Le Journal de la Maison, Mon Jardin & Ma Maison, Auto Moto.
Son PDG Pascal Chevalier détient 18,9 % des actions, la société européenne de capital-investissement IDinvest Partners 22 %, Rothschild Asset Management 14,4 %, le fonds singapourien Hera Capital 4,6 %. 

Sont également très présents les américains Hearst (Cosmopolitan) et Condé Nast (Vanity Fair, Vogue, Glamour), l'allemand Prisma (Géo, Voici, Femme Actuelle, Gala, Capital, Ça m'intéresse, Télé Loisirs, National Geographic). 
En 2016, à 20 Minutes, le belge Rossel a repris 50 % des actions du norvégien Schibsted à l'origine du quotidien gratuit avec le groupe Ouest France. Le monégasque Franck Julien, président du groupe de nettoyage Atalian, est le principal actionnaire de La Tribune depuis fin 2016. Le franco-libanais Georges Ghosn, ex-propriétaire de La Tribune, Le Nouvel Economiste  et  France Soir, a racheté VSD en juin dernier...
Quant à la presse quotidienne régionale, après des années de sous-capitalisation, d'incurie managériale, et d'Internet gratuit, elle est soumise à la dépendance des banques (Crédit Mutuel pour les neuf quotidiens du groupe EBRA, Crédit Agricole pour La Voix du Nord et le groupe Centre France) et aux groupes étrangers (les belges Rossel et Nethys qui s'est désengagé de Nice Matin mais reste présent à La Provence).
Conflits d’intérêts et faiblesses déontologiques sont devenus un risque permanent, dans ce monde complexe. 
L’investigation, l'enquête approfondie, sont devenus rares (à l’exception des collaborations collectives à l’échelle internationale, style Panama Papers).
Face aux « fake news », rares sont les médias (Libération, Le Monde, France Info) qui disposent d'équipes spécialisées dans la vérification des faits, comme pour rétablir le contrat de confiance

Peut-on encore sauver la presse ?

Que penser de l’indépendance d’une presse qui ne survit que grâce aux aides de l’Etat ? 
Cas unique en Europe, les aides à la presse française sont multiples : TVA réduite, aides postales, abattement des cotisations sociales, fonds de soutien à l'innovation, aides au portage, au pluralisme. En 2017, le montant total de ces aides s'élevait entre 580 M€ et 1,8 Md€... 
En 2015, Google a même apporté 60 M€ sur trois ans pour le développement numérique.
La Cour des Comptes, dans un rapport de février 2018, sans doute oublié sur une étagère poussiéreuse, préconise une réforme de fond pour orienter les aides à la presse vers le numérique...
Les audiences numériques en hausse (70 % de l'audience de la presse quotidienne, 51 % pour la presse régionale et 69 % pour la presse magazine, en septembre 2016) sont négligées alors que la presse imprimée a bénéficié de 89,5 M€ d'aides directes sur 100,2 M€ en 2016.
En matière de distribution, la loi Bichet - qui date de 1947 - va enfin être réformée...
Alors que la presse française reste prisonnière des aides de l'Etat et des structures capitalistiques classiques, les modèles alternatifs comme le financement participatif, sont sous utilisés. 
Depuis fin 2016, la loi Bloche, sur l'indépendance et le pluralisme des médias, permet aux souscripteurs d'une entreprise solidaire de presse de bénéficier d'une réduction d'impôt sur le revenu de 50 % du montant investi.
Cette nouvelle niche fiscale profite aussi à des actionnaires rompus à ces dispositifs : Pigasse et Niel, du Mondesont actionnaires du site Les Jours et de Mediawan spécialisé dans les contenus audiovisuels. Niel est également actionnaire de Causeur et de Polka le magazine photo lancé par Alain Genestar, ancien directeur de Match...

En 2018, quid de la mutation digitale de la presse ? 

Seuls quelques groupes ont engagé sérieusement leur mutation (EBRA, Centre France, Sud Ouest, Le Parisien) après des années de gratuité totale des contenus sur Internet. Quant au nouveau papivore Jean-Michel Baylet, patron du groupe La Dépêche-Midi Libreet ancien ministre radical, il réussi à obtenir du Fonds stratégique pour le développement de la presse une subvention de plus de 3,4 M€ pour changer de rotative ! 

Le mouvement des Gilets jaunes a le mérite de réveiller une profession pétrifiée par ses difficultés : 
Dans Le Télégramme (du 15 décembre 2018), le spécialiste des médias Dominique Wolton s'interroge sur les médias qui ont perdu le sens de la hiérarchie de l'information, la domination des réseaux sociaux et des chaînes d'info continue.
Il y a dix ans déjà, Florence Aubenas dans « La Fabrication de l’information » (La Découverte, 1999) écrivait :  «  Le travail d’un journaliste ne consiste souvent plus à rendre compte de la réalité, mais à faire entrer celle-ci dans le monde de la représentation ». 
Dans Libération (du 18 janvier 2019), des journalistes, majoritairement parisiens, font une lucide autocritique face à la défiance dont ils sont l'objet : absence de diversité, déconnexion des réalités, pas assez de terrain, trop de commentaires, de donneurs de leçons, d'experts, moins de reportages, piégés par l'audience, par les réseaux sociaux...
Le début d'une prise de conscience ?

On attend de voir comment les juges appliqueront la loi "anti fake news", finalement votée dans l'indifférence totale en novembre dernier. Principale lacune, elle ne s'applique qu'en période électorale. 
Une loi voulue par le Président Macron qui attend tout d'un haut conseil de la déontologie journalistique. Une instance d'autorégulation ne règlera rien.

Quant à l'éducation aux médias inscrite dans les programmes de l'Education nationale, on aimerait qu'elle devienne un réel enseignement plutôt qu'une initiative pédagogique laissée à la discrétion de quelques enseignants motivés. (4)

Thierry Noël

Lire aussi : Conseil de déontologie des médias : une instance de régulation des médias sans pouvoir de sanction (Lemonde.fr 27.03.2019)

Macron ou la tentation de la "Pravda" (Lepoint.fr 3.02.2019)

Haine sur internet : une loi "pour mettre fin à l'impunité" (Lepoint.fr 15.06.2019)


(1) Jacques de Saint Victor, Les anti politiques (Grasset, 2014)
(2) Les médias d'opinion, un développement durable ? (Pauline Port, INA Global, mars 2018)
(3)  Jean Stern, Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais ! (La Fabrique, 2012)
Amaury de Rochegonde, Richard Sénéjoux, Médias - Les nouveaux empires (First, 2017)
Les Décodeurs du Monde : rémunérations, privilèges, choix de sujets... Les idées reçues sur les journalistes 
The Conversation : Et si tout n'était pas de la faute des écoles de journalisme ?
(4) En 2019, une autre éducation aux médias est possible (L'Observatoire des médias, janvier 2019) 

TOUTE L'ACTU DES GROUPES DE PRESSE ET D'AUDIOVISUEL

Une bonne connaissance de l’actualité des médias  est indispensable pour celles et ceux qui veulent devenir journalistes.   Le contexte de p...