samedi 11 juillet 2020

Lettre ouverte à Roselyne Bachelot, ministre de la Culture

Chère Roselyne Bachelot,

Madame la ministre,


Roselyne Bachelot, ministre de la culture depuis le 6 juillet 2020 (capture d'écran RTL)


« Est-ce qu'être ministre c'est être au courant de tout
Oui. Si on n'est pas au courant de quelque chose, s'arranger pour le savoir (...) 

Quand on est en charge de l'Etat et d'un ministère il faut tout connaître. C'est évident ».


Deux semaines après vos déclarations remarquées devant la Commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur le coronavirus, c'est au ministère de la Culture qu'il vous faut maintenant être au courant de tout et tout connaître.

Ce nouveau portefeuille ne vous défrisera pas !

Vos précédents "maroquins" vous ont tanné le cuir dans les gouvernements Raffarin et Fillon - Ecologie et développement durable (2002-2004), Santé et sports (2007-2010), puis Solidarités et Cohésion sociale (2010-2012) -.

Mais en matière de presse, que savez-vous vraiment hormis vos talents de chroniqueuse depuis 2012 (Canal +, D8, RTL, France Musique), d'éditorialiste à Nice Matin, et de communicante pour votre agence Roselyne Bachelot Consultants (RBC


La presse écrite, qui désormais se trouve dans le champ de vos compétences, occupe trop peu de lignes dans l'organigramme du ministère (voir ci-contre) avec son service des Médias et sa sous-direction de la presse écrite. Heureusement, des conseillers avisés vous aideront à prendre les décisions stratégiques qui s'imposent.


Mise à genoux fin mai par le coronavirus, la profession lançait un appel aux mesures d'urgence, non sans susciter une réaction ferme du SNJ, le principal syndicat de journalistes, dénonçant "la danse du ventre" des éditeurs, et leur "casse sociale et éditoriale". 

L'Etat répondait aussitôt en déliant les cordons de la bourse : chômage partiel des pigistes, renflouement de Presstalis avec 17 M€ de subvention supplémentaire, et un prêt de 35 M€ du Fonds de développement Economique et Social (FDES) qui s'ajoute aux deux précédents prêts à Presstalis pour 140 M€... 

L'Etat contribue au plan de financement de la nouvelle structure France Messagerie (qui distribue les quotidiens nationaux) à hauteur de 80 M€ et le ministère de la Culture a également pris en charge les sommes dues aux marchands de presse pour 16,2M€. Quant au plan social de Presstalis, il devrait coûter 47 M€, payés par les éditeurs...

Des aides nouvelles ont été mises en place pour près de 27 M€ : 19 M€ aux diffuseurs spécialistes et indépendants, et 8 M€ aux éditeurs indépendants de titres d’information politique et générale.


Le 30 juin, l'Assemblée nationale votait un crédit d'impôt de 50 € maximum pour inciter à s'abonner à un titre de presse d'information politique et générale... Reste aux éditeurs, qui depuis des mois bradent leurs abonnements numériques, à mettre en musique cette mesure symbolique...

Pour consolider les trésoreries exsangues et contrer les vertigineuses chutes des ventes et de publicité, les PGE (Prêts garantis par l'Etat) aideront à réduire des pertes abyssales (36 M€ au Parisien, et au Monde). 

Au delà des premières mesures d'urgence, la profession attend impatiemment le nouveau « plan global » initié par Bruno Le Maire et votre prédécesseur Franck Riester. Au programme : France Messagerie (ex-Presstalis), les fonds stratégiques, la restructuration des imprimeries, les nouveaux dispositifs fiscaux, les PGE, les droits voisins... 

Voilà votre nouveau champ de bataille !


Changer de modèle économique


A l'horizon, un seul objectif désormais : changer de modèle économique.

Une perspective d'avenir où vous devrez vous inscrire pour laisser votre empreinte d'ici 2022. 

Vos réunions d'état-major nécessiteront une relation suivie avec les instances professionnelles, comme l’Apig (Alliance de la presse d’information générale, forte de 305 journaux édités par 175 entreprises) où  l'énarque Pierre Louette, PDG des Echos-Le Parisien-Aujourd'hui en France, vient de succéder au radical-cassoulet Jean-Michel Baylet, plusieurs fois ministre de Mitterrand et Hollande, PDG du groupe La Dépêche (6 quotidiens, 3 hebdos et le bi-hebdo national Midi Olympique, bible du rugby)

Déjà, le plan de filière de la presse IPG 2020-2024 a réalisé un diagnostic et  élaboré des perspectives. 


Plus que jamais l'écosystème de la presse est soumis à la règle "Schumpeterienne" de la destruction créatrice.

En 2010, le rapport Cardoso pointait la nécessaire réforme des multiples aides publiques en vigueur depuis 1796 mais, inertie oblige, ce n'est qu'en 2016 que sera instauré le Fonds de soutien à l'émergence et à l'innovation dans la presse

En 2017, ces aides représentaient un total de 84.727.210 € pour l'ensemble des publications et sites d'information (voir le tableau complet des aides publiées en toute transparence sur le site du ministère). 

Cette année encore, jusqu'à mi-juillet, votre ministère recueille les candidatures pour aider des programmes d'incubateurs pour médias émergents...


Inexorablement, le paysage poursuit sa métamorphose entre problèmes structurels, et concurrence effrénée des GAFA.

En pleine mutation numérique pour assurer son avenir, la presse écrite française est devenue pour une poignée d'investisseurs milliardaires un enjeu de développement de leur influence après avoir été "LE" 4e pouvoir, partagé avec le règne absolu du syndicat du Livre CGT...

Mais nous sommes loin des ordonnances d'août 1944, et de la "Déclaration des droits et des devoirs de la presse" adoptée fin 1945, affirmant que "la presse n'est pas un instrument d'objet commercial mais un instrument de culture"...


Aujourd'hui, la presse écrite doit sa survie à ces industriels fortunés rompus aux subtilités de la fiscalité des holdings : les français Bernard Arnault, Xavier Niel et Patrick Drahi, les familles Dassault, Bouygues et Bolloré, Edouard de Rothschild, Bruno Ledoux, François Pinault, Alain Weill, Claude Perdriel, Iskandar Safa, Bernard Tapie, Pascal Chevalier, le Crédit Mutuel (groupe EBRA) et quelques autres grands groupes régionaux historiques.

Des capitaux étrangers sont venus à la rescousse avec le tchèque Daniel Kretinsky (Le Monde, Marianne, ELLE et plusieurs magazines cédés par le groupe Lagardère), le belge Rossel (groupe La Voix du Nord), les américains Condé Nast (Vanity Fair, Vogue) et Kenneth Fisher (L'Opinion de Nicolas Beytout), l'allemand Prisma-Bertelsmann (Femme actuelle, Voici, GEO, Gala).


Sous perfusion permanente des multiples aides étatiques - en paradoxe total avec l'idéal d’indépendance éditoriale et financière - la crise de la presse écrite voit s'accélérer le rythme des rachats et des augmentations de capital. 

Avec les restructurations-concentrations le pluralisme s'est fragilisé, la profession journalistique s'est précarisée, des pigistes non salariés acceptant le statut d'auto-entrepreneur, en violation de la loi Cressard...


La pandémie a ébranlé durablement les titres les plus fragiles, quand d'autres ont résisté développant les abonnements numériques (Le Monde ou le groupe Centre France) et la diversification évènementielle (L'Equipe, ASO Amaury, Le Télégramme)...

Ces derniers mois plusieurs groupes ont changé de mains : Paris-Turf, Nice Matin, France Antilles (merci Xavier Niel et sa holding NJJ Presse) et Paris Normandie (merci Rossel)...

Libération s'est doté d'une nouvelle structure pour éponger près de 50 M€ de pertes...

Des plans sociaux s'accumulent  : Presstalis, l'hypocrite "plan de reconquête post-Covid" d'Altice et l'arrêt de RMC Sport News, la suppression de 30 postes au Parisien, la fin de l'édition "print" de Grazia (groupe Reworld Media, nouveau n°1 de la presse magazine)...


Avant même le coronavirus, des nuages obscurcissaient déjà le ciel : plus de 386 postes supprimés d'ici 2021 au groupe EBRA, 41 sur 157 à L'Humanité, 132 départs volontaires au groupe Sud-Ouest, près de 100 salariés de moins et une rotative à l'arrêt à La Nouvelle République du Centre-Ouest, disparition de L'Echo du Limousin et du Périgord liquidé fin 2019, lâché par ses actionnaires historiques. 

Depuis dix ans, plus de 100 agences locales de presse quotidienne régionale et de presse hebdomadaire régionale ont dû disparaître, contribuant à la désertification des territoires...

En 2018, Louis Echelard, président de Sipa/Ouest France - banquier qui a fait toute sa carrière au Crédit Mutuel de Bretagne - ne cachait pas son pessimisme  : 

Ouest France va perdre 80.000 exemplaires d'ici 2021 ". Son groupe, très diversifié, domine encore la presse régionale avec cinq quotidiens, 77 hebdos locaux, 15 gratuits et son site national Actu.fr...


Quels journalistes demain ? 


Comment espérer des contenus de qualité dans de telles conditions dégradées ? 

Les journalistes sont devenus "plurimédias". Polyvalents, ils maîtrisent l'écriture Web, jonglent sur les réseaux sociaux, savent poser leur voix devant un micro, lire un prompteur ou monter une vidéo ! Ils font la chasse aux "fake news", et utilisent les datas pour s'adapter à vos souhaits, à l'ombre des services marketing et promotion... 

Davantage de CDD et de piges... Sur 34.890 cartes de presse (- 6,68 % depuis 2009), la précarisation s’amplifie avec 9181 personnes soit (26,31%). Plus d’un journaliste sur quatre, relève Jean-Marie Charon, sociologue des médias dans le baromètre social 2019 des Assises internationales du journalisme.


Demain, que feront les journalistes ? 

Des robots sont déjà dans les rédactions pour des tâches basiques. Une réalité installée en Suède dans le groupe MittMedia, en Suisse chez Tamedia ou dans la presse américaine.

En France, l'AFP produit déjà des dépêches rédigées par des algorithmes. La vidéo automatisée commence à susciter l'intérêt des grands groupes. 
Prisma Media, Le Parisien, Le Figaro, LCI sont clients de la plate-forme Wibbitz et Radio France (France Culture, France Musique, RFI) fait appel à la start-up Wochit pour créer des petites vidéos en ligne sans intervention de journalistes.
LabSense (groupe Pratique) produit des contenus automatisés pour des filiales de TF1. Syllabs compte Ouest-France parmi ses actionnaires...

Que faut-il espérer pour les nouvelles générations de journalistes ?
L'association La Chance pour la diversité dans les médias, qui depuis 13 ans prépare bénévolement des étudiants boursiers aux concours des écoles professionnelles, change peu à peu la donne. Les profils de jeunes journalistes évoluent, rompant avec un certain élitisme formaté...
Une tribune #ouvrezlesrédacs, s'adressant aux employeurs, et relayée dans Ouest-France, invite à faire évoluer la profession, qui se doit d'être moins discriminante, pour mieux refléter la réalité de notre société.
Plus de 70 parrains et marraines journalistes soutiennent sa présence à Paris, Marseille, Rennes, Strasbourg, Toulouse et Grenoble.
Marc Epstein, ex-rédacteur en chef du service Monde de L'Express, préside l'association.

Votre voix de ministre de la culture peut apporter sa contribution à la profession parallèlement aux "aides" financières et autres actions institutionnelles. 
Le désintérêt des Français pour l'information, confirmé en début d'année par le 33e baromètre Kantar-La Croix, prouve la nécessité d'inverser la tendance, sans doute aggravée par la crise sanitaire. 
Une initiative forte de votre part serait sûrement très appréciée.
Bonne chance dans votre action !

Thierry Noël-Guitelman
journaliste honoraire (carte n° 38013), formateur bénévole La Chance à Toulouse

jeudi 2 juillet 2020

France Messagerie ou les habits neufs de Presstalis...

France Messagerie succède à Presstalis. 
La distribution de la presse quotidienne, plombée par la crise sanitaire et des coûts exorbitants depuis près de 75 ans, oblige à nouveau l'État à renflouer les caisses grâce à un prêt de 35 millions d'euros. 
Il s’ajoute aux 33 millions mis en place pendant le confinement. Le montant total de l'intervention étatique est donc de 68 millions d'euros...

22.000 points de vente à desservir mais près de 5 %
 disparaissent chaque année (photo dr)


Presstalis avait déposé son bilan le 20 avril 2020. Le 1er juillet le tribunal de commerce de Paris a tranché en acceptant l'offre unique de reprise du distributeur en redressement judiciaire par la Coopérative de distribution des quotidiens. 
Le plan de sauvetage aura été une véritable partie de bras de fer engagée entre éditeurs-actionnaires de quotidiens et de magazines.
L'offre de Louis Dreyfus, président de la coopérative des quotidiens et DG du groupe Le Monde, concerne 265 salariés sur 910, avec le siège de Presstalis, ses activités de distribution et de groupage à Bobigny (93) mais elle exclue les dépôts régionaux. Les filiales SAD et Soprocom se sont retrouvées liquidées le 15 mai avec leur 512 salariés qui desservent près de 10.000 points de vente. 
En réaction, le syndicat du Livre CGT a immédiatement déclenché une grève qui a bloqué un temps toute la distribution en province

Après trois graves crises en 10 ans, la perfusion de Presstalis est à nouveau assurée par l'Etat : le 13 mai dernier - deux jours avant le redressement judiciaire - un décret a officialisé un prêt de 35 M€ au titre du Fonds de développement économique et social (FDES). Il vient s'ajouter au prêt de 90 M€ déjà accordé suite au plan de redressement de 2018, où 230 postes avaient été supprimés, et aux 33 millions mis en place pendant le confinement.
Pour la seule année 2020, l'Etat apporte plus de 80 M€ ventilés en 20 M€ de prêt et 38 M€ destinés au Plan de Sauvegarde de l'Emploi (pour financer 645 départs sur 917 salariés). Seuls 120 des 209 postes du siège seront repris, 150 des 193 de Bobigny, sur un total de 917, seront repris.
Bercy évalue à 47 M€ le coût du plan social, qui sera assumé par les éditeurs via leur "contribution obligatoire", instaurée en 2018 pour tenter de sauver Presstalis. Elle doit rapporter, sur cinq ans, près de 77 M€. Une contribution que certains n'ont pas payé, comme Le Monde, rappelle, chiffres à l'appui, Emmanuel Schwartzenberg, dans une analyse très complète. (Blogs de Mediapart du 15.07.2020)

A l'origine, un rapprochement avait été envisagé entre CDM, la coopérative chargée des magazines et les MLP, les Messageries Lyonnaises de presse. Seuls les petits éditeurs (moins de 5 M€ de chiffre d'affaires) l'ont rejoint ou on fondé leur propre réseau de distribution.
Presstalis devait 120 M€ aux éditeurs et le ministère de la Culture a versé aux marchands de journaux les 16,2 M€ dues par Presstalis.
Une fois de plus, les éditeurs vont "cracher au bassinet" : les quotidiens nationaux déjà très fragilisés, et les groupes Bayard, Reworld Media et Lagardère MédiaNews (Paris Match et JDD) vont rassembler 47 M€ pour être dans le capital de la nouvelle structure. Et l'ensemble des éditeurs clients de Presstalis en 2018 continueront de verser une contribution obligatoire de 2,5 % de leurs ventes pour renflouer les caisses d'ici cinq ans pour un total de 76?6 M€...

Le défi de France Messagerie reste entier : livrer chaque nuit dans 22.000 points de vente sans perdre d'argent !

Lire aussi : Presstalis : " Ce qui a été décidé ne règle rien " (La Revue des Médias 16.05.2020)

La distribution de la presse française sauvée dans la dernière ligne droite (Les Echos 29.06.2020)

Eric Fottorino dénonce une gestion frauduleuse depuis 10 ans du distributeur de presse (France Info 1.07.2020)

Abonnement à un journal : l'Assemblée vote un crédit d'impôt pour les futurs lecteurs (Le Parisien 1.07.2020)


UN SYSTEME OBSOLETE RÉGI PAR LA LOI BICHET

Presstalis, ex-NMPP (Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne fondées en 1947), est le premier distributeur de presse en France : il achemine 75 % du marché des magazines et traite 4000 titres dans 22.000 points de vente.
Déjà, fin 2012, les éditeurs de presse actionnaires et l'Etat ont sauvé Presstalis de la faillite, grâce à des dizaines de millions d'argent public. 
Les crises récurrentes sont liées à la chute des tirages de la presse qui entraînent la fermeture de points de vente (4 à 5 % disparaissent par an expliquait Vincent Rey, alors DG de Presstalis, interviewé par le JDD en 2015). 
Déjà, en 2007, le déficit net était de 29 M€ pour 11 M€ de déficit d'exploitation...

Entre 2008 et 2012, 240 M€ de pertes sont cumulées, avec la menace d'un redressement judiciaire.
1250 suppressions de postes sont alors envisagées sur 2500 mais le syndicat CGT bloquera plus de trente fois la distribution pour s'opposer à cette restructuration.
En 2017, il manquait 37 M€ dans la trésorerie, obligeant à retenir une partie des sommes dues aux clients-éditeurs...
Début 2018, le déficit d'exploitation était de 15 M€.
Le plan de restructuration engagé a supprimé 25 % des effectifs et les éditeurs ont été mis à contribution pour recapitaliser l'entreprise.

Par la loi du 18 octobre 2019, le gouvernement a réformé la loi Bichet (du nom du député Robert Bichetqui depuis 1947, règlementait la distribution. Les points de vente n'ont plus l'obligation de présenter tous les titres de presse.
Longtemps en position de monopole, les personnels des NMPP et de Presstalis ont largement profité du leadership du syndicat du Livre CGT, connu pour ses capacités de blocage.
Depuis 2011, Presstalis était une SAS avec un capital de 16 M€ détenu à 75 % par la coopérative des magazines et 25 % par la coopérative des quotidiens.

 TOUTE L'ACTU DES MÉDIAS Évolution des modèles économiques, mutation numérique,  IA, concentrations, obligent à  suivre l'actualité ...